mercredi 11 juillet 2012

Red Grass River


 
Début du XXe siècle, État de Floride, au fin fond des Everglades, océan d'herbes coupantes et d'eaux boueuses : « Si le diable a fait pousser un jardin, c'est les Everglades. (…) À ce qu'on dit, il n'y a pas beaucoup d'endroits où on peut voir aussi loin et aussi mal. Et tout est vert, de toutes les nuances, sauf au lever du soleil et à la lueur mourante du jour, quand ce grand fleuve d'herbe devient tellement rouge qu'on le dirait en feu ou teinté de sang. » Ici demeure la famille Ashley. Dominée par un père tout-puissant, elle vit de la distillation et du trafic de whisky.

À dix-huit ans, John Ashley est contraint de régler son compte à un Indien lors d'une livraison qui tourne mal. L'occasion rêvée pour Bobby Baker, le fils du shériff, qui voue à John une haine farouche pour une sombre histoire de promise déflorée, de se venger. C'est le début d'une épopée mortelle qui durera douze ans, liant Bobby Baker et John Ashley aussi sûrement que deux frères ennemis. Évasions, fusillades, hold-ups, John et sa fratrie, le gang Ashley, forgent leur légende et sillonnent le pays à la conquête de nouveaux territoires pour le business familial tandis que Bobby Baker ronge son frein et prépare ses armes. 

Intense, rapide, Red grass river exploite à merveille les mécanismes de la confrontation et explore la force des liens, tant familiaux, amoureux que ceux mus par la détestation. En toile de fond, le développement éclair de Miami, la prohibition, le jeu, la contrebande, quelques alligators et surtout ce paysage immense, le pays de l'herbe coupante, que l'on assèche peu à peu, tandis que l'homme et la ville gagnent du terrain.

Red Grass River, James Carlos Blake, éditions Rivages.

jeudi 5 juillet 2012

Texasville



Duane négocie difficilement le passage à la cinquantaine. Encore peu de temps auparavant à la tête d'une florissante exploitation pétrolière, il subit la crise de plein fouet. Mais ses soucis ne s'arrêtent pas là. Son couple prend l'eau, lui soutient sa pétulante épouse Karla qui se fait imprimer des tee-shirts au gré de ses changements d'humeur, affichant sur son torse de grandes vérités qu'elles puisent dans les chansons country ou les stickers qui ornent les voitures - « NE T'ACCROCHE PAS A CELUI QUE TU AIMES. S'IL SE TIRE, TRAQUE-LE ET FLINGUE-LE. » Son fils aîné Dickie est un charmant dealer partageant à l'occasion une maîtresse avec son père. Sa fille Nellie, dix-neuf ans, s'apprête à convoler pour la troisième fois, a déjà enfanté deux marmots et se promène inlassablement seins nus. Quant aux jumeaux, Jack et Julie, ce sont deux délinquants en puissance : « La semaine précédente, Jack et Julie avaient attiré un petit garçon dans le jardin et lui avaient lié les pieds et les mains avant de le jeter du haut du plongeoir. 
- On voulait savoir s'il pouvait faire un tour de magie, se défendit Jack. On jouait à Houdini, et c'était lui, Houdini. »
Ajoutez à  cette sympathique famille des amis fêlés, une amante hystérique et un ancien amour revenu au pays une bonne dose d'ironie sous le bras. C'est que la ville de Thalia toute entière semble atteinte de folie. Mais la dinguerie culmine avec la célébration du centenaire de la ville.

Avec Texasville,  Larry McMurtry réalise un morceau de bravoure : pas un temps mort au gré de ces 500 pages de turpitude familiale et sentimentale. Les dialogues, cinglants et loufoques, font mouche, s'enchaînant du tac-au-tac, comme si rien ne retenait la flopée de personnages extravagants qui peuplent le roman. Excessifs, avides, concupiscents, consuméristes, ceux-ci créent en filigrane un portrait décapant - et attachant tout à la fois - des États-Unis. Un roman absurde et hilarant.

Texasville, Larry Mc Murtry, éditions Gallmeister.

lundi 2 juillet 2012

Natural enemies



Où l'on apprend que 646 romans vont déferler comme une masse molle à la rentrée prochaine et que Natural enemies, paru il y a un an aux éditions Baleine, a suscité autant d'attention qu'un moineau s'écrasant contre une vitre. Il y a pourtant de quoi être ému.

Paul Steward arbore tous les signes convenus de la réussite. Marié, père de trois enfants, propriétaire d'une belle demeure dans le Connecticut, cet ancien journaliste du New York Times dirige une revue, The Scientific Man, qu'il a reprise alors qu'elle se délabrait mais dont il est parvenu à redorer le blason, étoffant par là-même un peu plus sa stature. Cependant, Paul a décidé de tuer toute sa famille avant de se supprimer. Natural enemies est le récit de ses vingt-quatre dernières heures, au cours desquelles il fait l'examen du néant qui a englouti sa vie.

Mouvements, déchirements, doutes, chaque oscillation de Paul est dévoilée, avec une précision telle que  l'angoisse délivrée confine à la suffocation. Plus rien ne suffit ni ne contente cette figure de l'homme occidental moderne et supposé accompli, doté de tout ce qu'on l'a encouragé à posséder. Égocentrique, exigeant, Paul est aussi cruellement lucide et désabusé par la société américaine des années 70. L'homme marche sur la lune mais sa femme se meurt, rongée par la dépression. La mémoire des crimes passés vacille. La ville de New York est en proie à l'autodestruction. Paralysé par ce paradoxe, la raison de Paul s'enlise. Il est d'autant plus pétrifié par son sentiment d'impuissance que ses frustrations intimes le torturent. Mais s'il fait montre de clairvoyance quant au monde qui s'abîme, il semble coupé de ses proches et de ce qu'ils ressentent. Prisonnier de ses certitudes, fou de désespoir autant que de solitude mais incapable de s'exprimer, Paul se focalise sur les tourments de sa femme, incarnation d'une humanité qui périclite : « Nous nous moquons de qui meurt et qui vit. Ce n'est qu'en tuant sa famille et en se tuant soi-même qu'on donne un sens au meurtre et à la mort. Nous avons perdu l'art de pleurer les morts. Nous ne savons plus ce qu'est la tragédie. Cela devient de plus en plus dur de vivre dans ce monde si personne ne se soucie de savoir si vous êtes vivant ou si vous êtes mort. Je n'ai pas réussi à convaincre ma femme qu'il m'importe de la savoir vivante plutôt que morte. » 

Le regard aigu que porte l'auteur, Julius Horwitz, sur la vanité et la fragilité de l'être a la même puissance mortelle que le Remington chargé qui attend Paul chez lui. Scandant chaque heure qui passe et qui rapproche toute une famille de l'anéantissement, il amène un climat de tension oppressant, alors que l'on se prend à espérer un geste salvateur. Car la noirceur côtoie la détresse déchirante, le besoin criant d'une réconciliation. « Je ne crois pas que Miriam regrette cette vie. Je pense qu'elle accueillera la balle avec soulagement. Si je vise bien, elle n'aura pas plus d'une fraction de seconde pour m'indiquer ce qu'elle ressent. Dans cette fraction de seconde, elle peut m'en dire plus qu'elle ne m'en a jamais dit au cours de notre vie commune. Je ne pense pas que le mariage doive être une confession de chaque instant entre mari et femme. Mais je pense que, de tous les liens, il devrait être celui où l'on fait le plus profondément confiance à un être. Les gens mariés qui ne parviennent pas à se reposer l'un sur l'autre vivent sous la menace d'un revolver. » Portrait terrible d'une société individualiste et de l'humanité courant à la déchéance, Natural enemies liquéfie, rehaussé par une écriture aussi belle qu'étouffante.

Natural enemies (1975), Julius Horwitz, éditions Baleine.